Personnalité mature et Logos chez Viktor Frankl

Croître attirés par le sens de la vie et les valeurs

Dans notre société hyperconnectée, il est important de se questionner sur la relationnalité de la personne. La pensée de Viktor E. Frankl, fondateur de la logothérapie, offre une perspective très efficace pour réfléchir sur le rôle des relations et les liens dans l’existence humaine, dans le contexte actuel marqué par l’influence de l’individualisme et la mentalité communiste.

Relations et liens dans l’existence humaine, La leçon de Viktor Frankl. Chapitre quatre. Original en Italien.

Nous verrons comment croître et aider à croître heureux, trouver le sens des adversités et découvrir le Logos chrétien. Les étapes de l’enfance, l’adolescence, la vie adulte et la vieillesse acquièrent des caractéristiques de mission.

La maturité est l’art de bien vivre

Indice

1. Clarifications conceptuelles

2. Tension vers le sens et les valeurs

3. Construire sur la souffrance et l’amour

4. Remplir le vide existentiel

5. Découvrir que la vie est un prêt

1. Quelques clarifications conceptuelles: personnalité et maturité

La personnalité est un concept apparemment simple, qui provient du latin médiéval personalitas, et définit une personne face aux autres et face à elle-même. C’est une organisation dynamique [1], la manière d’être de chacun qui se conforme de manière permanente au cours de la vie, avec un flux d’expériences qui vont et viennent de la conscience à l’inconscient.

Elle a deux composantes: le tempérament, d’origine congénitale, qui se développe depuis la naissance; et le caractère, du grec empreinte sur les pièces de monnaie ou instrument pour graver, qui correspond aux aspects acquis -gravés- sous l’influence des facteurs externes. Parfois on parle indistinctement de caractère et de personnalité.

L’intérêt pour le thème a beaucoup augmenté depuis que les troubles de la personnalité se considèrent plus amplement comme une cause importante de souffrance et de maladie[2].

Qu’est-ce que la maturité

Donner une définition de maturité est encore moins facile parce que ce n’est pas un état, sinon un processus qui dure toute la vie. Viktor Frankl ne développe pas sa propre théorie de la personnalité mature, mais sa pensée éclaire.

Le but de cet article sera de relever quelques contributions à la psychologie de la personnalité réalisées par son idée centrale: le logos, et de les appliquer à un aspect particulier. Il faut dire qu’il n’y a pas encore beaucoup de références au psychologue viennois dans des études spécifiques ou des livres de texte sur la personnalité [3].

Définition de Logos

Voyons premièrement ce que signifie logos. C’est un terme grec qui a plusieurs significations liées au concept de parole: argument, affirmation, réponse, raisonnement, décision, raison, pensée et autres[4]. Il peut aussi indiquer des concepts comme valeur, signification ou sens; de fait, Frankl l’utilisait ainsi: le logos est pour lui le sens ou la signification de la réalité, les expériences, les attitudes… et les valeurs.

Le logos ne se trouve pas en l’homme, sinon hors de lui. Comme dans un tableau où “le point de fuite” qui nous permet de construire la perspective est hors du tableau, la signification et les valeurs sont aussi hors de nous. De là le courant de psychothérapie qui fonde la logothérapie, dont l’objectif est de “repenser le sens et les valeurs”[5].

Le logos n’est pas seulement présent dans notre intelligence, sinon il ne pourrait pas nous attirer, mais il a aussi une existence objective indépendante. C’est pour cela que Frankl répète avec fréquence qu’il ne s’invente pas, mais qu’il se découvre. Le sens est unique et personnel; les valeurs, en échange, sont comme un sens universel, partagé par différents êtres humains au long de l’histoire: elles s’observent chez plusieurs personnes, dans les situations communes de la vie.

Nous verrons comment l’existence de chaque femme et chaque homme conserve son sens, même s’il manque la capacité de capter ou réaliser certaines valeurs [6].

2. Être en tension vers le sens et les valeurs

L’intuition que Frankl prend comme point de départ est la volonté de sens: il existe une tendance humaine innée à mener une vie qui a le plus de sens possible, chez toutes les personnes, indépendamment de la race, du sexe, de l’intelligence, du niveau d’éducation, de la réligion ou de la confession réligieuse[7].

Cette force motivatrice n’est pas passive, sinon que c’est une tension radicale et profonde pour trouver quelque chose ou quelqu’un qui donne sens à sa propre vie, pour découvrir le logos[8]. Il peut être dangereux de nier ou d’oublier l’existence de ce logos hors de soi-même, ou de ne pas admettre la tension qui nous impulse à le chercher.

Les penseurs qui nient le sens de la vie

Entre les penseurs qui nient le sens de l’existence, Friedrich Nietzsche (1844-1900) se démarque avec son volontarisme matérialiste, qui réduit tous les phénomènes humains à quelque chose d’infra humain.

Nietzsche est le grand observateur de soi-même: il se submerge dans une introspection extrême de sa vie, sans regarder vers l’extérieur pour découvrir les raisons, les valeurs, ou les stimulations pour s’améliorer. Vivre signifie “repousser de soi, sans relâche, quelque chose qui veut mourir ; être cruel et sans pitié contre tout ce qui s’affaiblit et vieillit en nous et pas seulement en nous”[9].

Aussi pour Jean Paul Sartre (1905-1980) l’être humain a un sens seulement en lui-même. Les valeurs et idéaux sont quelque chose d’inventé. L’homme est “seul sans excuse”; il n’est pas plus que ce qu’il fait de lui-même, “un projet”. Il est seul avec ses actes et avec sa vie, qui consiste à avancer et se diriger vers le néant: une réalité amère qu’il faut accepter avec un héroïsme tragique. Il répond à ceux qui l’accusent de pessimiste: “il n’y a pas doctrine plus optimiste, parce que le destin de l’homme est dans l’homme”[10].

Albert Camus (1913-1960) arrive à des conclusions similaires, mais il se rend compte de la nécessité de découvrir une raison pour survivre: “il y a un seul probléme philosophique vraiment sérieux: celui du suicide”[11].

Psychologie du déni de sens

La négation du logos qui se donne dans certains courants de la psychologie, particulièrement dans les écoles psychodynamiques, résulte dans le déterminisme. L’être humain ne se sentirait pas attiré par quelque chose qui existe hors de lui, sinon qu’il est toujours poussé en tout par les instincts. La croyance en une tension vers les idéaux ou sens deviendrait dangereuse.

Sigmund Freud (1856-1939), écrivant à la princesse Marie Bonaparte, dit: “lorsqu’on te demande le sens et la valeur de la vie, tu es malade, puisque les deux problèmes n’existent qu’au sens objectif; tu as seulement reconnu que tu as une libido insatisfaite”[12].

La quête de sens comme nécessité

Frankl pense d’une autre manière: l’homme se dirige vers un sens, qu’il le connaisse ou pas, qu’il l’accepte ou pas. Et n’importe quelle personne, les gens normaux, peuvent se rendre compte de cela. La question du sens de la vie est pour beaucoup un fait, non une question de foi [13]. Tout homme doit trouver du sens, dans chaque situation, à travers sa conscience.

L’homme commun, cependant, peut essayer d’éliminer lui-même toute forme de tension: la tension de type existentiel, le compromis volontaire et intelligent de trouver le logos; et la tension plus en relation avec les événements ordinaires, qui n’est pas toujours ni à tous les niveaux préjudiciable, parce qu’elle sert de mécanisme de défense pour échapper aux dangers et comme stimulant pour affronter certains défis comme l’étude ou une compétition sportive.

Les pratiques spirituelles qui se présentent comme une manière de réduire le stress et de trouver la paix intérieure sont à la mode, de même que les méthodes de gymnase, les régimes équilibrés et les cours de tout type avec la même fin. Dans l’éducation familiale et scolaire, nous essayons souvent d’éviter n’importe quelle circonstance qui provoque l’anxiété.

Éviter les traumatismes

Il est certain que les facteurs stressants peuvent perturber la croissance de la personnalité, mais parfois nous exagérons dans l’effort- qui peut être contre productif- pour réduire n’importe quelle tension. Nous arrivons même à ne pas signaler des normes de conduite et à ne pas corriger les enfants pour ne pas leur créer des traumatismes.

C.S. Lewis, dans son Brindis de Berlicche, souligne avec force le problème et fait que son personnage Berlicche, un diable expérimenté qui se trouve en enfer comme invité d’honneur dans l’école des jeunes tentateurs, s’exclame: “un traumatisme, par Béelzébul, quel mot tant utile”[14]

Pour éviter le traumatisme on peut éliminer n’importe quelle impulsion positive, faire disparaître la saine compétitivité et affaiblir ou ridiculiser le concept de lutte, d’effort personnel, de recherche de la vérité et de la vertu. Cela paraît un paradoxe, mais le développement de la personnalité n’est pas marqué premièrement par la tendance à l’équilibre.

Dépassement de soi dès l’enfance

Le fils qui se convertit en adulte parcourt un chemin ardu plein de tensions pour sortir de lui-même. Saint Augustin utilise un exemple efficace de cette tension auto transcendante: “les enfants -écrivit-il- sont plus faibles que les animaux jeunes dans l’usage et le mouvement de leurs membres et dans les facultés d’obtenir et éviter. Il paraît que la vigueur de l’homme s’élève avec une telle supériorité sur les autres animaux de la même manière qu’un rayon, retiré en tirant son arc, renforce sa propre impulsion”[15].

La réalisation de soi de Maslow

De nombreuses théories de la personnalité ignorent la tension vers le logos et il en ressort l’importance de l’équilibre, comme forme et critère de maturité. Un des auteurs les plus influents dans ce champ est Abraham Maslow (1908-1970). Pour lui, le paramètre central est la “bonne croissance vers la réalisation personnelle”[16].

Sur cette base, il développa sa théorie des nécessités: il y a des valeurs ou biens humains intrinsèquement bons et désirables, qui sont ordonnés hiérarchiquement.

La croissance de la personnalité suit un chemin ascendant pyramidal, dans lequel sont d’abord satisfaites les nécessités plus basses pour rendre possibles les plus hautes. Dans la base de la pyramide sont les nécessités de sécurité, amour et appartenance, d’être estimé, de valeurs cognitives, d’esthétique et, finalement, comme grade maximum la maturité, la réalisation personnelle.

Quelques signes de cette maturité sont la perception effective de la réalité; l’acceptation de soi même, des autres et de la nature; la spontanéité; le détachement, l’indépendance de la culture et de l’entourage; l’optimisme et la capacité de contemplation; la sociabilité, l’empathie et la sympathie; la capacité d’aimer; la tolérance et la flexibilité; la créativité et l’originalité; l’affirmation de la personne et l’action selon le propre critère. Ces caractéristiques peuvent s’interpréter comme une tendance vers d’autres personnes.

Maslow et Nietzsche

Chez Maslow, cependant, l’emphase sur l’ego prédomine et sa stabilité. Il soutient que l’être humain est par nature bon, sociable, aimable, mais qu’il a été compliqué par les religions et les préjugés, comme le péché originel ou les règles morales. Celui qui est mature -ce qui signifie sain- doit oublier ces préconcepts et se guider seulement par son désir inné de réalisation personnelle. Tout homme devrait se rappeler la maxime de Nietzsche: “Je sais ce que tu es!”[17].

Les idées de Maslow ont donné lieu à diverses formes de psychothérapie qui tendent à surévaluer les instincts ou les nécessités. L’homme est victime d’un réductionnisme facile: presque comme une plante, il va se développer selon ce qu’il reçoit de son entourage. Les idéaux ou valeurs comme sources de motivation s’oublient ou passent à un second plan. Maslow transforme la phrase de Saint Augustin “aime et fais ce que tu veux” en “sois sain et tu pourras te fier à tes impulsions”[18].

Vaincre l’égocentrisme ou selfisme

Les auteurs partisans de l’idée de l’équilibre du je se sont regroupés dans la théorie du je ou du selfisme[19]. Dans la vie de plusieurs personnes, spécialement des jeunes, on peut voir le reflet de ces théories: ils pensent en eux-mêmes, en leurs nécessités comme le plus important. Ils raisonnent plus ou moins ainsi: je suis tranquille, pourquoi me questionner sur la bonté ou la malice d’une action? C’est suffisant que cela me plaise. La souffrance n’a pas une explication facile pour eux: c’est mieux, diraient-ils, de ne pas parler d’elle.

Pour Frankl l’aspect plus important de la personnalité est, en échange, une saine tension du Je, et critique la théorie de Maslow précisément pour l’incapacité de donner un sens à la souffrance, aux situations dans lesquelles le destin dicte que quelques nécessités ne peuvent être satisfaites.

Il signale aussi le fait qu’il y ait plusieurs personnes dans le monde avec toutes leurs nécessités couvertes qui ne peuvent trouver un sens à leurs vies. Au total, nous avons Gordon Allport (1897-1967), un psychologue de Harvard qui ouvrit les portes à la Logothérapie aux États-Unis, qui est en accord avec ces idées[20].

Les critères de maturité de Gordon Allport

Les critères de maturité de Allport sont reliés avec la transcendance de soi, pas avec l’équilibre. Il y a, selon ce psychologue, une ampliation du sens du Je: la personne qui croit s’ouvre aux autres et se préoccupe de leur bien-être, s’unit aux nouveaux groupes, nouvelles idées et nouvelles ambitions, “se détache de l’imposante immédiateté du corps et de l’égocentrisme”[21].

On a une relation cordiale avec les autres, qui se manifeste à travers l’intimité, la capacité d’aimer dans la vie familiale et sociale, et la compassion ou le respect pour tous.

Bonne humeur et sécurité émotionnelle

Il apparaît la sécurité émotionnelle ou acceptation de soi, liée à la capacité de tolérer les frustrations avec une saine autocritique et sens de la proportion; la perception réaliste sur les propres capacités et compromis; et l’auto-objectivation ou compréhension de soi avec bonne humeur, entendue comme la capacité de prendre ses distances des choses, y compris nous-mêmes, et se rire d’elles. Cela conduit à une conception unificatrice de la vie, ou à la compréhension du but de l’existence, qui amène à vivre en harmonie.

L’angoisse pour le sens et la finalité de la vie surgit spontanément, tant pour Frankl comme pour Allport. Même la souffrance et le désespoir qui peuvent venir du fait de douter ou de penser qu’il n’existe pas tel sens n’est pas une maladie, sinon une caractéristique de l’être humain qui le distingue des animaux. Ces derniers ne peuvent souffrir par manque de sens; ils n’ont pas de but ni ne peuvent s’arrêter à penser sur le passé.

La volonté de sens comme force de motivation

La volonté de sens est, par conséquent, la force de motivation fondamentale. La personne qui mûrit n’est pas impulsée par des forces inconscientes comme la libido freudienne, qui provoque la volonté de plaisir. Il ne se meut pas non plus impulsé seulement par une volonté de pouvoir en un essai de surmonter le complexe d’infériorité, comme pensait Alfred Adler (1870-1937). “En réalité -affirme Frankl- l’homme ne se laisse pas emporter par l’instinct, sinon qu’il se sent attiré par les valeurs (…). Je me décide pour sa réalisation avec liberté et responsabilité”[22].

La personnalité est contraire à l’ego

Pour atteindre le but il faut que l’énergie et la tension se dirigent vers le monde extérieur de la personne. L’homme mûr, regardant les buts futurs, se trouve dans un “champ polaire de tension entre l’être et le devoir être, et par conséquent face à des sens et valeurs, dont on lui exige la réalisation”[23].

La disposition de la personnalité vers l’extérieur rend difficile sa définition, mais il est le noyau de son sens, comme affirme Jean Piaget (1896-1980): “il n’y a pas une notion qui soit définie pire que celle-ci (…) parce que la personnalité est orientée dans le sens opposé à l’ego: si l’ego est naturellement égocentrique, la personnalité est l’ego décentré”[24].

Dans ce processus de décentralisation, lié aussi à la morale, il y a des forces opposées que chacun peut expérimenter comme une lutte entre le bien et le mal, entre la générosité et l’égoïsme. La maturité ne serait possible sans cette tension pour bien vivre selon une vérité objective comme écrivit Karol Wojtyla: “la personne se réalise uniquement dans le bien moral, le mal est toujours une non-réalisation”[25].

3. Construire sur la souffrance et l’amour

Sur le chemin pour découvrir le logos il est important de comprendre et intégrer le sens de la souffrance et de l’amour. Si nous comparons le voyage existentiel avec une montre de sable, avec un temps limité et avec l’urgence de le remplir, nous pourrions dire que nous trouvons ces deux dimensions sur le passage étroit et obligatoire. La souffrance et l’amour sont spécifiques de l’être humain et la personnalité se construit sur eux.

L’animal souffre de la douleur ou de la maladie, mais l’homme le souffre: il peut se trouver au-dessus de l’expérience douloureuse et essayer de sortir d’elle[26], se détacher d’elle, la juger, l’interpréter et parvenir à capter son sens. L’animal n’est pas capable de le faire et l’être humain est obligé de le faire, avec ses ressources spirituelles, s’il veut arriver à être ce qu’il est, s’il veut mûrir. La souffrance pour Frankl est de prendre une position face à la douleur, la surmonter.

L’être humain a la capacité de souffrir, qui n’est pas spontanée sinon qu’elle doit être conquise.

Pour Frankl il y a trois catégories générales de valeurs

Ou trois directions dans lesquelles on peut trouver le sens de la vie:

  1. Le premier est formé par les valeurs de la création (Schöpferische Werte): ce que l’homme donne au monde, travaille, crée ou produit en lui.
  2. Le second contient les valeurs de l’expérience (Erlebniswerte): ce qu’il reçoit du monde comme un cadeau, dans des rencontres personnelles ou dans d’autres expériences.
  3. Pour finir, les valeurs d’attitude appartiennent au troisième (Einstellungswerte): l’attitude que l’homme assume face aux situations inévitables et face à la souffrance[27].

Chacun d’eux nous aide à mûrir d’une manière différente. Dans les valeurs de la création l’on trouve les sciences, la culture, l’art et le travail. Parmi ceux de l’expérience sont la beauté de la nature, l’amitié, l’amour et la contemplation esthétique. Mais le plus important sont les valeurs d’attitude, qui demeurent toujours, même lorsque les autres valeurs ne sont pas possibles, lorsque la personne ne peut agir dans le monde ou le sentir.

Avec les valeurs d’attitude, souffrant l’existence ou le destin, avec une certaine orientation face à une situation de dépendance externe, l’on grandit. La douleur constitue l’étape critique de la maturité existentielle: elle provoque la maturité et est une preuve de la même, un “experimentum crucis[28].

Les valeurs dans les camps de concentration

Frankl trouve le paradigme des valeurs d’attitude dans les camps de concentration, où il n’y avait pas d’œuvres à réaliser, sinon un travail ardu et sans sens. Il n’y avait pas non plus de grandes expériences vitales positives à contempler, sinon des abus et des maltraitements. Mais même dans ces circonstances, “la liberté spirituelle de l’homme, ce bien que personne ne peut lui enlever jusqu’à ce qu’il expire son dernier souffle” demeure[29].

Il montre ainsi comment l’homme est dépendant dans les valeurs de création et d’expérience, mais il demeure libre dans celles de l’attitude. Ces dernières valeurs ne s’expliquent par aucun instinct et montrent la liberté intérieure malgré les conditionnements; il est possible de s’appuyer sur l’attitude, transformant la souffrance en succès, triomphe et héroïsme, même si le mystère de la douleur demeure.

Mettre en pratique le recours spirituel de la capacité de souffrance n’est pas, cependant, une affirmation de soi de l’homme comme héros. Pour Frankl, la douleur n’est jamais une fin en soi (ce qui serait masochisme), sinon qu’il existe la nécessité de quelqu’un pour lequel souffrir. La souffrance acquiert un caractère intentionnel[30] .

La triade tragique

La triade tragique: “douleur, faute et mort” est présente et nous devons la reconnaître, pas la chercher. La souffrance se transforme en sacrifice, en offrande, l’on souffre par amour de l’autre, l’on se transcende. “Le sacrifice peut donner sens à la propre mort, pendant que l’instinct de conservation est incapable de donner le plus minime sens à la vie”[31].

En relation avec le sacrifice, l’amour se découvre, donc, comme son ultime raison: cet acte spirituel qui pour Frankl constitue la relation interpersonnelle plus élevée, qui permet au je de connaître la personne en elle-même. Si l’amour est authentique, nous serons face à un “je” qui aime un “tu”; quelque chose qui est au-dessus de la simple affectivité et des conditionnements psychophysiques, qui arrive à l’esprit.

Frankl distingue trois types d’amour:

  1. l’amour plus primitif ou sexuel, qui se réfère au corporel;
  2. une forme supérieure de maor ou d’érotisme qui atteint le niveau psychique, c’est-à-dire une émotivité ou certains traits de caractère capables de conduire à tomber amoureux ;
  3. en troisième lieu, l’amour vrai et authentique, qui consiste à l’orientation vers la personne spirituelle du bien-aimé [32].

L’amour plus mûr ne s’arrête pas sur ce que le bien-aimé a, sinon sur ce qu’il est, sur son essence: il va plus loin que la fin de l’existence terrestre et est pour toujours. C’est l’orientation vers l’autre dans sa condition de personne unique. Dans ces trois formes d’amour, qui se présentent comme un processus, le fondateur de la logothérapie voit une graduation du plaisir à la félicité.

La satisfaction sexuelle pure provoque le plaisir comme un simple état. L’amour érotique donne lieu à la joie, implique une certaine intentionnalité. Le vrai amour intègre les autres aspects et conduit à la félicité. Nous nous trouvons face à une échelle d’intentionnalité: le vrai amour est intentionnel, mais aussi productif.

Lorsque l’amour s’étiole, lorsqu’il n’y a pas de personne comme but, même dans sa dimension spirituelle la volonté de sens dégénère. Tout devient subjectif, avec une valeur pour moi dans la mesure dans laquelle elle est utile. L’on n’aspire pas à un sens ou une valeur absolue. Un homme ainsi, est motivé par la volonté du pouvoir.

Le soi aimant découvre le sens de la douleur

Et ce pouvoir fait que la personne soit égoïste. “Le je qui aime”, dit Frankl, “en se donnant, plus encore, en se donnant au tu, expérimente un enrichissement intérieur (…); le vrai amour ne le rend pas aveugle, sinon plus capable”[33].

Cette idée de l’amour sert de base pour découvrir le sens de l’adversité. Celui qui aime en vérité est capable de supporter; souffre par amour d’un autre, transformant la douleur en un bénéfice. À travers la souffrance l’être humain mûrit, “croit au-delà de lui-même”[34].

Lorsque tu ne comprends pas la souffrance et l’amour, ni leur relation, tu n’atteins pas la maturité. Ceux qui aiment, par le fait d’aimer, de tendre vers l’autre jusqu’au point de se sacrifier pour lui, trouvent la souffrance pleine de sens; ceux qui n’aiment pas, souffrent de même, mais sans sens.

Un des extrêmes les plus populaires, et plus en relation avec le thème de notre article, est l’amour compris comme sexualité isolée. Quelques-uns assurent qu’il est bon de chercher le plaisir sexuel de n’importe quelle manière dès que l’instinct se réveille. Frankl analyse les dangers d’un usage indiscriminé du sexe, qui a comme conséquences des malaises, des maladies physiques et psychiques et un crime organisé autour du négoce du sexe, le porc d’or[35].

Risque d’une entrée précoce dans la vie sexuelle

Il parle de risque d’une entrée précoce dans la vie sexuelle, avant le mariage, et d’autres signes d’immaturité ou de sexualité déshumanisée, comme la masturbation, qui constitue un acte sans intentionnalité ni amour [36]; et la pornographie, qui dégrade l’être humain [37].

Il partage les idées de Charlotte Bühler (1893-1974), qui affirme “la satisfaction de la sexualité sans amour implique une grave carence”[38]. Le plaisir isolé absorbe tout type de préoccupations, pensées et idéaux, arrivant dans plusieurs cas à produire une dépendance pathologique. La stabilité d’un mariage existant ou futur est compromise[39].

La maturité dans la sexualité est atteinte lorsque l’on agit de manière responsable, et l’on trouve une synthèse de eros -comme tendance psychologique- et sexualité, dans laquelle “l’individu a des désirs sexuels lorsqu’il aime. Ce fait est en soi-même une garantie d’une vie sexuelle digne de l’homme”[40]. La recherche du plaisir isolé ne conduit pas à la félicité.

Paradoxe de l’hédonisme

L’auteur anglais Joseph Butler (1692-1752) s’exprimait déjà sur le “paradoxe de l’hédonisme”: l’impossibilité d’atteindre la félicité lorsqu’on la cherche de manière exclusive et directe: la félicité est un fruit qui peut être atteint seulement avec quelque chose qui ne s’identifie pas avec la personne elle-même[41].

Frankl lie ce concept avec le sens de l’existence: lorsque l’être humain trouve le sens de sa vie et en fait une réalité, il trouve la vraie félicité.

Nous devons apprendre à être heureux. On ne peut chercher le plaisir à tout prix comme une fin en soi-même, parce que la transcendance de soi se bloque, ainsi que l’obtention de la joie recherchée. Savoir être heureux est un facteur très important de l’existence humaine, qui dérive toujours, dans son origine, d’une certaine renonce[42].

4. Remplir le vide existentiel

Dans notre époque, la question du sens de la vie est particulièrement dramatique. Beaucoup ne le découvrent pas et expérimentent ce que Frankl appelle le vide existentiel, la pathologie de l’esprit. La vie est vue comme quelque chose d’absurde et l’ennui ou l’indifférence abonde: un manque d’intérêt pour le monde ou un manque total d’initiative[43].

Il y a quatre signes d’immaturité existentielle:

  1. l’attitude provisionnelle face au futur, qui est incertaine et permet seulement l’abandon ou la dérive;
  2. l’orientation fataliste, dans laquelle l’on n’assume pas la responsabilité et l’on pense que tout est le résultat des forces qui nous poussent;
  3. la pensée collectiviste, dans laquelle les hommes sont submergés dans la masse;
  4. le fanatisme, qui ne reconnaît pas la personnalité de ceux qui pensent de manière différente[44].

Appliquant les idées de Frankl, le processus de maturité peut être vu en relation avec la tâche de remplir le vide. Toute personne naît, pour ainsi dire, vide: petit à petit elle développe sa personnalité, remplit son existence de sens. Dans les premières années, les parents et autres personnes de l’environnement familial et éducatif sont les principaux artisans et responsables de remplir ce vide. Une relation saine et affectueuse avec la mère et le père réussit à donner à la personnalité commencée récemment la base sûre pour croître[45].

Faire l’expérience de sa propre liberté

Avec le passage des années, l’enfant commence à expérimenter sa propre liberté et responsabilité. La certitude de recevoir ce que l’on désire, les attentes diminuent et l’on découvre que ce que l’on attend n’est pas toujours dans les propres mains. En échange, les espoirs augmentent et la confiance en d’autres personnes. On n’attend plus avec une sécurité totale et sans préoccupations recevoir la nourriture ou le cadeau que l’on demande aux parents, sinon qu’on a l’espérance de le recevoir, de pouvoir étudier à l’université, de former une famille[46]. Logos, sens et valeurs de tout commencent à apparaître à l’horizon.

Les étapes du développement psychologique

Le manque d’intégration de cette nouvelle manière de voir la vie arrête facilement la croissance. Les étapes classiques du développement d’Erik Erikson (1902-1994) peuvent être vues en relation avec une fin, un sens particulier. Dans la première enfance, un sentiment de confiance, puis un sens d’autonomie, initiative, ardeur au travail et compétence à l’école.

Le premier grand défi arrive à l’adolescence, où le sens à découvrir prend la forme d’une crise d’identité, pour utiliser une expression du propre Erikson. À l’âge adulte, la générativité arrive et plus en avant, l’intégrité et l’acceptation.

Le vide existentiel s’observe souvent dans des problèmes qui commencent à l’adolescence et qui, s’ils ne sont pas surmontés, provoquent des situatiuons tragiques: addictions aux drogues, au jeu, à internet, à la pornographie, etc.

La sensation de vide est presque constante dans les troubles de la personnalité qui commencent aussi pendant ces années; et, en général, dans les symptômes de la dépression, l’addiction et l’agressivité; dans la délinquance, l’ennui, le conformisme et beaucoup d’autres situations[47]. Il est fréquent de voir des personnes qui se cachent dans la masse pour essayer de remplir le vide.

Maturité du logo à l’adolescence

Ils couvrent avec une fausse authenticité et spontanéité leur frustration et sentiment d’inutilité: c’est l’apparence de félicité de l’homme sans personnalité, et par conséquent sans visage propre. L’adolescence est l’étape fondamentale de la maturité. La situation personnelle dans le monde acquiert un nouveau drame[48].

Manzoni écrivit sur un adolescent: “il avait passé l’enfance, et entrait dans cet âge critique, où une puissance mystérieuse semble pénétrer dans l’âme, qui élève, orne, vivifie toutes les inclinations, toutes les idées, et parfois les transforme, ou leur donne une direction imprévisible.[49].

Les caractéristiques de l’adolescence que décrit Manzoni sont quatre:

  • L’étape de crise;
  • le pouvoir nouveau et mystérieux qui entre dans la vie et enveloppe l’âme;
  • la force impulsive qui pousse les inclinations et les idées;
  • le cours imprévisible vers lequel on tend.

La logique de l’adolescent s’est modifiée, parce qu’il a maintenant comme contenu, en plus des objets et du monde réel, sa propre pensée: il est plus réflexif et théorique et les sentiments liés aux idéaux ou les idées en général apparaissent plus. c’est l’âge de l’insertion dans la société adulte.

L’adolescence selon Piaget

Le jeune acquiert, observe Piaget, “un projet de vie”, “une échelle de valeurs, qui mettra certains idéaux au-dessus d’autres et subordonnera les moyens aux fins considérés comme permanentes (…), une affirmation d’autonomie et une autonomie morale”[50].

Une forme supérieure d’égocentrisme surgit. L’adolescent “cherche non seulement à adapter son je à l’environnement social, mais aussi à adapter son environnement à son je”[51]. Avec le dialogue entre compagnons, dans le groupe et avec les amitiés, les propres théories tombent et se surmonte, si tout va bien, l’égoïsme infantile.

Pour résoudre la crise de manière positive, nous avons besoin de nous compromettre avec la transcendance de nous-mêmes d’une manière particulière. Pendant l’adolescence, se rappelant l’exemple de saint Augustin sur la flèche dans l’arc, la corde est plus tendue et attend l’impulsion pour lancer la flèche vers l’avant,  pour projeter la vie dans la direction correcte: vers les autres, vers le logos.

C’est le moment d’apprendre à aimer plus, de recevoir une saine éducation à l’amour et la connaissance sur le début et la transmission de la vie, dans un environnement adéquat, spécialement en famille.

Décisions des adultes

Au jeune adulte de nouveaux défis de sens se présentent: le monde du travail, le mariage, etc., mais aussi le monde de l’amour. Si le travail et l’amour se voient dans leur ouverture aux autres, avec la dimension du service et du don, il y aura moins de possibilités d’effondrement.

L’homme est un être qui décide à tout moment, même sur lui-même, dira Frankl suivant Karl Jaspers(1883-1969); et complète ainsi la phrase de Rudolf Allers (1883-1963): “à la formule d’Allers: l’homme a un caractère, mais est une personne, on devrait ajouter: et se convertit en une personnalité”[52].

Une maturité qui prévient la dépendance

La croissance conduit à la vérité sur soi-même et au compromis de l’amélioration. La personne mûre ne tombe pas dans les drogues ou l’alcool excessif comme substituts pour remplir le vide. Elle n’a pas recours, dans les dires de Frankl, aux paradis irréels d’une réalisation personnelle inconsciente, sinon qu’elle se compromet avec la transformation du monde réel, l’aide aux autres et l’avancée de ses propres capacités.

Elle découvre qu’elle est spirituelle et ne se livre pas au réductionnisme qui essaie de la convaincre qu’elle est un animal de plus, un ordinateur ou un ensemble d’instincts[53].

Avec une grande confiance dans les capacités de l’esprit, il propose comme devise pour la psychothérapie: “Je ne te laisse pas jusqu’à ce que tu sois toi-même”[54]. Et c’est “vraiment lui-même (…) lorsque, occupé par l’accomplissement d’une tâche ou par la rencontre avec un compagnon, il se surmonte et s’oublie[55].

L’impératif catégorique de la logothérapie

En plus de l’affirmation de l’existence du sens de la vie et de la volonté innée de le trouver, il affirme la liberté -sûrement limitée- de choisir la manière de vivre et de mourir. Il formule ce qu’il appelle l”impératif catégorique de la Logothérapie: “vis comme si tu allais commencer à vivre pour la seconde fois; et que tu t’étais trompé la première fois, comme ce que tu vas faire”[56].

La possibilité de commettre des erreurs nous ramène à la culpabilité, qui n’est pas liée à des processus pathologiques, mais qui est étroitement liée à la responsabilité. Ce n’est que si nous admettons la possibilité d’être coupable, et donc de ne pas être absolument conditionné par des aspects biologiques, sociaux ou psychologiques, que nous pouvons transformer la culpabilité en quelque chose de positif, en la remplissant de sens[57].

Ceux qui reconnaissent qu’ils peuvent être coupables sont capables de demander pardon et d’envisager le passé et l’avenir avec optimisme : ils ne peuvent pas changer ce qu’ils ont fait, mais ils peuvent apprendre, se repentir et se changer eux-mêmes. Cette repentance est la valeur de l’attitude qu’exige la maturité. Sachant que l’on peut se tromper, l’on reconnaîtra ce droit aux autres et l’on saura pardonner.

Libre même de faire des erreurs

La personne mature déclare sa liberté, même de faire des erreurs, mais aussi sa responsabilité de prendre un chemin nouveau et différent. Elle sait ce qu’elle veut et s’engage à le réaliser avec espoir et de grands horizons, dans une existence ouverte. Il est impossible de combler le vide, de mûrir, sans espoir : “de nombreux échecs sont la conséquence d’un manque d’ordre intérieur ; beaucoup de personnes ne savent pas vraiment ce qu’elles veulent, ce qu’elles croient vraiment, et sont donc très incertaines quant au chemin à suivre” [58].

Le véritable épanouissement personnel, souligne Bühler en se référant à Frankl, conduit au service des autres, surtout lorsque les années passent et que les énergies vitales diminuent ; citant les paroles d’un poète après une crise cardiaque, il écrit : “personne ne commence vraiment à vivre avant de s’approcher de la mort[59]. La perspective de la mort ouvre la voie à de profondes découvertes et appelle à la responsabilité.

5. Découvrir que la vie est un prêt

La vie, avec tant de circonstances dans lesquelles il n’est pas possible de changer le destin, les petites et grandes souffrances acceptés avec l’attitude adéquate, emmènent à une croissance verticale, à découvrir l’essence de l’humanité chez l’homme qui souffre, l’homo patiens; “la lumière jaillit: l’être devient transparent, l’homme le pénètre avec son regard (…), des panoramas profondément riches s’ouvrent”[60].

La tension de l’existence vers quelque chose qui nous dépasse indique une réalité supérieure. Le quelque chose se convertit en quelqu’un, ou mieux, en Quelqu’un : celui qui nous a confié une mission.

Celui qui capte la vie comme une mission est aussi capable de la voir comme un mandat[61]. Pour Frankl, les valeurs sont relatives non au sujet, sinon à une valeur absolue, qui ne peut être imaginé sans être liée à une personne “qui n’a pas de raison pour être absolument humaine, sinon qu’elle peut bien être surhumaine: une super personne, par exemple, Dieu”[62].

La vie comme une tâche

La vie et le processus de maturité jusqu’à la mort se convertissent en une tâche. La question du sens passe à un second plan, laissant la place à la réponse de la personne, avec leurs actions, avec leurs attitudes, C’est la révolution copernicienne de la psychologie de Frankl, qui affirme: “nous devons apprendre, et enseigner aux gens désespérés, qu’en vérité ce que nous pouvons espérer de la vie ne compte pour rien, sinon seulement ce que la vie attend de nous”[63].

Nous sommes de passage sur terre, avec une mission: “l’homme ne s’est pas donné la vie à lui-même; (…) la vie n’est pas plus qu’un prêt”[64].

S’ouvrir à la transcendance

Le chemin ne s’arrête pas au niveau humain, mais mène à la transcendance. La tendance à aimer, à sortir de soi vers les autres, ne se contente pas de significations visibles, elle nous montre une dimension qui va au-delà de l’humain. Le sens de la vie ouvre la voie au Super-Sens et la personne humaine à la Super-Personne.

On recherche l’auteur de toute chose, l’Absolu. Dans la tentative de trouver le sens de l’existence, on se rend compte “que la catégorie du sens ne suffit pas, mais qu’il faut l’idée d’un ‘super-sens’ “[65]. Le logos devient une réalité personnelle qui interpelle [66]. L’expression ultime de la liberté et de la responsabilité, entendue comme liberté positive ou liberté pour quelque chose, sera d’apprécier la vie comme un don qui ne nous appartient pas.

Devenir humainement mature

Les traits de la personnalité mature brillent, à mon avis, avec cette conscience. Tu vis dans l’autonomie, qui n’est pas une indépendance totale, sinon la certitude d’avoir une tâche confiée et d’avoir à agir avec responsabilité.

L’estime de soi acquiert énergie, parce que je suis aimé par quelqu’un qui a confiance en moi; et l’on la trouve, paradoxalement, lorsqu’on ne la cherche pas -comme nous avons dit de la félicité-, lorsqu’on apprend à savourer la joie et les talents des autres. Une personne arrive à se connaître comme frère et, voyant sa propre valeur, aime et voit la valeur des autres. L’identité se renforce: je suis limité et fini, mais avec une mission qui transcende ce monde.

La cohérence de vie augmente parce que je sais où je veux aller et cela me rend authentique. Le vrai équilibre m’emmène à tolérer la frustration. Je suis capable de dialoguer avec d’autres personnes parce que je ne suis pas isolé et je comprends que j’ai besoin de sortir de moi même. Ceux qui demeurent assez centrés sur leur propre réalisation peuvent échouer dans leur mission, comme le boomerang qui revient à celui qui l’a lancé seulement s’il n’a pas atteind le blanc[67].

6. Conclusions

Dans la tradition chrétienne, le terme Logos -avec majuscule- signifie surtout Parole: le Verbum, la Seconde Personne de la Sainte Trinité qui s’est fait Homme(cf. Jn 1,1). Il peut aussi signifier Ars, Arte, comme nous rappela Benoît XVI, indiquant ainsi une profonde relation avec la beauté et la vérité qui doit guider le chemin de notre vie: “Le “Logos” n’est pas seulement une raison mathématique: le “Logos” a un coeur, le “Logos” est aussi amour. La vérité est belle, la vérité et la beauté vont ensemble: la beauté est le sceau de la vérité” [68]. Je crois que cette idée n’est pas loin du Logos de Frankl, un juif, et de sa vision de l’existence.

L’art de vivre

Depuis cette perspective, la maturité de la personne pourrait être l’art de bien vivre, de compléter une tâche. Comme n’importe quel art, il doit s’apprendre, et le Logos nous attire et nous enseigne. La personne spirituelle et corporelle, unique et irremplaçable, comme la conçoit Frankl vit dans un monde matériel mais aspire à une réalité transcendante. Elle est appelée à comprendre sa vie comme une mission et à se mettre en relation avec ceux qui lui confient la mission.

De là son affirmation inspirée chez Tertullien: anima naturaliter religiosa[69]. L’âme humaine est appelée par nature à la religiosité, à la relation avec l’Absolu. Tertullien est plus précis lorsqu’il écrit: “anima naturaliter christiana[70]. En effet, le Logos des chrétiens a un nom: Jésus-Christ, “le chemin, la vérité et la vie”(Jn 14,6).

L’itinéraire de la maturité pourrait se résumer comme un processus linéaire en deux directions. La première, que nous avons suivi, part de la recherche de sens, qui implique une tension vitale et un effort de la volonté pour rencontrer l’attitude correcte face à la souffrance et à l’amour: sur cette base se surmonte le vide existentiel et on arrive à une existence pleine entendue comme un prêt.

Trouver sa mission

La seconde direction, également valide, part de la découverte d’une mission dans la vie, qui remplit chaque moment de l’existence et nous rappelle que tout, même la douleur et la mort, a un sens qui est en dehors de nous et qui nous attire vers lui. La foi nous aide à découvrir, l’espérance nous donne la force pour agir et la charité nous donne les ailes pour sortir de nous-mêmes.

Dans les mots de Romano Guardini (1885-1968) que Frankl ferait siens, peut-être sans être tant explicite, “seulement lorsque le regard se sépare de moi vers Dieu, je suis moi même”[71].

Dieu voudrait un modèle de personne pour nous. La tâche est d’arriver par notre propre effort, en tension pacifique et avec son aide indispensable, à nous identifier avec Lui[72].

Une personnalité mature ne s’arrête pas dans la réalisation de soi, sinon qu’elle sort à la rencontre des autres pour partager leur félicité et leurs découvertes, avec amour et compassion. Seul “celui qui ne possède rien ne peut rien partager; celui qui ne va nul part ne peut avoir de compagnons de voyage”[73].

Tellement grande est la tâche qui nous attend comme l’est l’entreprise de la maturité: donner à n’importe quelle personne qui nous demande “raison (λόγοʋ) de l’espérance qu’il y a en nous” (1 Pe 3,15), pour faire connaître ce Logos et le faire aimer chaque fois plus.

Wenceslao Vial

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Citer le chapitre original: Wenceslao Vial, Personalità matura e Logos, in Relazioni e legami dell’esistenza umana. Le lezioni di Viktor E. Frankl (Anna Maria Favorini, Francesco Russo, a cura di), FrancoAngeli, Milano 2014, pp. 100 – 121.

Notes et références à l’article

[1] Cfr. G. ALLPORT, Psicologia della personalità (Pattern and Growth in Personality) Pas-V. Zürich, Roma 1969, p. 24.

[2]Cfr. AMERICAN PSYCHIATRIC ASSOCIATION, Manual diagnóstico y estadístico de los trastornos mentales.

[3] Une claire exposition dans: F. SARRÁIS, Personalidad, Eunsa, Pamplona 2012, pp. 104-108. Sur le sens de la vie en psychologie, voir A. MALO, Introduzione alla psicologia, Le Monnier, Florencia 2002, pp. 152-159.

[4] Voir H.G. LIDDLE, R. SCOTT, Greek-english Lexicon, Oxford 1992, Voz: λόγοϛ, pp. 1057-1059.

[5]V. FRANKL, Homo Patiens. Soffrire con dignità,  Brescia 2001, p. 29.

[6] Cfr. V. FRANKL, Senso e valori per l’esistenza, Città Nuova, Roma 1994, p. 69.

[7] Cfr. V. FRANKL, F. KREUZER, In principio era il senso, Queriniana, Brescia 1995, pp. 109-112.

[8] Cfr. Senso e valori, p. 50.

[9] F. NIETZSCHE, La Gaia scienza , Adelphi, Milán 1977, p. 60.

[10] J.P. SARTRE, L’esistenzialismo è un umanismo, Mursia, Milán 1996, p. 60.

[11] A. CAMUS , Il mito de Sisifo, Bompiani, Milán 1964 (3º), p. 27.

[12] S. FREUD, Lettere (Briefe), 1873-1939, Boringhieri, Turín 1960, p. 402.

[13] Cfr. Senso e valori, p. 69; Id. Psichiatria e volontà di significato, in V. FRANKL, J.B. TORELLÓ , J. WRIGHT , Sacerdozio e senso della vita, Ares, Milán 1970, pp. 17-42.

Les lettres de Berlicche

[14] C.S. LEWIS , Le lettere di Berlicche e il Brindisi di Berlicche, Jaca Book, Milán 1990, p. 145.

[15] SAN AGUSTÍN, De Civitate Dei, XIII, 3.

[16] A. MASLOW, Motivazione e Personalità, Armando, Roma 2010, p. 23.

[17] Cit. en Motivazione e Personalità, p. 249.

[18] Ibid. , p. 290.

[19] Cf. P. VITZ, Psicologia e culto di sé. Studio critico, Dehoniane, Bolonia 1987, pp. 41-54.

[20] Cfr. Psicología de la personalidad, pp. 241-260.

[21] Ibídem, p. 243.

[22] Homo Patiens, pp. 40-41. L’instinct peut intervenir dans la tension vers les valeurs.

[23]V. FRANKL, Logoterapia e analisi esistenziale, Morcelliana, Brescia 1972, p. 99.

[24] J. PIAGET, Dal bambino all’adolescente. La costruzione del pensiero (passi scelti ), La Nuova Italia, Perugia 1989 (2ª), p. 154; correspond à J. PIAGET, B. INHELDER, De la logique de l’enfant à la logique de l’adolescent.

[25] K. WOJTYLA, Persona e atto, Libreria Editrice Vaticana, Ciudad del Vaticano 1982, p. 312.

[26]Cf. L. POLO, Quién es el hombre. Un espíritu en el mundo, Rialp, Madrid 1991, pp. 34-37.

[27] Cfr. Logoterapia e analisi, pp. 83-86.

[28] Homo Patiens, p. 83.

[29]V. FRANKL, Uno psicologo nei lager , Ares, Milán 1987, p. 116.

[30] Cf. Homo Patiens, pp. 90-92. Ici et dans plusieurs aspects on découvre l’influence de la phénoménologie de Max Scheler (1874-1928). Sur ce thème, voir: W. VIAL , La antropología de Viktor Frankl, Editorial Universitaria, Santiago de Chile 2000.

[31] Homo Patiens, p. 88.

[32] Cfr. Logoterapia e analisi, pp. 193-196.

[33] Ibídem, p. 165.

[34] Cf. Homo Patiens, p. 82.

[35] Cfr. V. FRANKL, Alla ricerca di un significato della vita, Mursia, Milán 1990, p. 24.

[36] Cfr. Psicoterapia nella pratica medica, Giunti-Barbera, Florencia 1968, pp. 67-73.

[37] Cfr. In principio, p. 83.

Psychologie du développement

[38] C. BÜHLER, Psicologia e vita quotidiana, Garzanti, Milán 1970, p. 191. Charlotte B. est une psychologue du développement, allemande basée aux États-Unis, citée avec fréquence par Frankl.

[39] Cfr. R. CARELLI, La Coppia: crisi della relazione e disturbi della sessualità. Un’analisi logoterapeutica, en E. FIZZOTTI , R. CARELLI (eds.), Logoterapia aplicata: da una vita senza senso a un senso nella vita, SALCOM, Brezzo di Bedero 1990, pp. 97-119.

[40] Psicoterapia nella Pratica, p. 72.

[41] Cf. J. BUTLER, I quindici sermoni, Sansoni, Florencia 1969, vol. I, p. 1. II.

[42] Cf. E. LUKAS, Dare un senso alla sofferenza, Cittadella, Asís 1983, pp. 285-286.

[43] Cf. V. FRANKL, Argomenti per un ottimismo tragico, en AA.VV., Ottimismo per vivere ok , Pauline, Milán 1991, pp. 13-38.

[44] Cfr. Homo Patiens, pp. 62-65.

[45] Rappelons-nous la théorie de l’attachement de John Bowlby (1907-1990) y Mary Ainsworth (1913-1999).

[46] Cfr. Psicologia e vita quotidiana, pp. 31-65.

[47] Cfr. In principio era il senso, pp. 103-104.

[48] Pour une approche logothérapeutique: P. DEL CORE, Adolescenza: Tempo cruciale per la ricerca di un significato della vita, en FIZZOTTI, E. (ed.), Chi ha un perché nella vita. Teoría y práctica de la logoterapia, Las, Roma 1992, pp. 159-166.

[49] A. MANZONI , I promessi sposi, Acquarelli, Bussolengo (VR) 1996, p. 124.

[50] Dal bambino all’adolescente, p. 154.

[51] Ibídem, p. 147.

[52] Homo Patiens, p. 78.

[53] Cfr. Senso e valori, pp. 60-62.

[54] Homo Patiens, p. 23.

[55] Ibídem, p. 28.

[56] Logoterapia e analisi, p. 109.

Éternel dans l’homme, Max Scheler

[57] Cf. Senso e valori, p. 87; M. SCHELER, L’eterno nell’uomo (Vom Ewigen im Menschen), Fabbri, Milán 1972, pp. 139-171.

[58] Psicologia e vita quotidiana, pp. 21-21.

[59] Ibídem, p. 49.

[60] Homo Patiens, p. 84; Frankl cite un poème de R. Dehmel (1863-1920): il compare la souffrance à un puits, duquel “émane la bonaventure pure”. “Si l’on se contente de le regarder, la seule chose visible est sa profondeur, son effrayante obscurité ; si on le boit, son sens apparaît : “la lumière sort”.

[61] Cfr. Logoterapia e analisi, pp. 92-96.

[62] Homo Patiens, p. 48.

[63] Uno psicologo nel lager, p. 130.

[64] FRANKL, V., El hombre incondicionado. Lecciones metaclínicas, Plantin, Buenos Aires 1955, p. 101.

[65] Homo Patiens, p. 101.

[66] Pour Frankl, le “Super Sens” est un objet de foi plus qu’une découverte intellectuelle.

[67] Cf. Senso e valori, p. 53.

[68] BENEDICTO XVI, Conclusione degli esercizi spirituali della curia romana, 23 febbraio 2013. Ce sens de logos est lié avec le Verbe Créateur, la raison créatrice: cf. Léxico, sub voce λόγοϛ, 4, b, p. 1058.

[69] Cfr. Alla ricerca, pp. 113-126.

[70] TERTULIANO, Apologeticum, XVII, 6, en Corpus Christianorum. Serie latina, I, Brepols, Turnholti 1954, p. 117: la phrase complète est : “¡Oh testimonium animae naturaliter christianae! ».

[71] R. GUARDINI, Persona e personalità, Morcelliana, Brescia 2006, pp. 32-33, nota 11.

[72] Cfr. SAINT JOSEMARÍA ESCRIVÁ DE BALAGUER, Forge, n. 468: “D’accord, tu dois avoir une personnalité, mais la tienne doit tendre à s’identifier à celle du Christ”.

[73] C.S. LEWIS, I quattro amori. Affetto, Amicizia, Eros, Carità, Jaca Book, Milán 2004, p. 66.

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